Quand l’Amérique latine se raconte en BD – PART.2

Suite et fin de notre dossier consacré au 9e art latino-américain

Des albums aux allures de livres d’histoire

Berceau de Condorito, le Chili inspire également des dessins moins légers, à l’image de ceux de l’auteur et dessinateur français Edmond Baudoin. Dans « Araucaria, carnets du Chili », paru en 2017, il raconte sa découverte du pays en 2003, alors qu’il est invité par l’institut franco-chilien à donner des cours de dessin. Voyageur curieux, il retrace notamment ses rencontres avec les Chiliens, des anciens dissidents du régime de Pinochet aux indiens mapuche en passant par les étudiants qui font la force vive du pays. Le duo d’auteurs de BD Désirée et Alain Frappier, lui aussi français, signe pour sa part deux formidables ouvrages consacrés au Chili et à son histoire contemporaine aux éditions Steinkis : Là où se termine la terre. Chili, 1948-1973, qui explore le Chili des luttes sociales, et Le Temps des humbles. Chili, 1970-1973, qui raconte les mille jours du gouvernement d’Unité populaire dirigé par Salvador Allende.

Extrait de l’album Araucaria, Carnets du Chili (© L’Association)

 

Quand neuvième art rime avec histoire, la lecture devient un vrai voyage dans le temps. Les passionnés de civilisation aztèque apprécieront ainsi l’album Le Serpent et la Lance, pour les dessins de Hub qui les plongeront à Tenochtitlan, capitale de l’empire Aztèque et théâtre du destin croisé de trois jeunes garçons d’origines sociales différentes avant la conquête espagnole. L’auteur-réalisateur et scénariste de bandes dessinées Laurent Granier a quant à lui choisi de signer Inca, une saga réaliste autour de la civilisation Inca, après avoir longé le Qhapaq Nan pendant 18 mois du sud de la Colombie à Santiago du Chili. Avec l’aide du journaliste Laurent-Frédéric Bollée et du dessinateur Lionel Marty, il mobilise pour sa BD les souvenirs de cette expédition dont il aussi tiré deux films. Le tome 1 L’empire des quatre quartiers (2013) et le tome 2 La Grotte du nautile (2018) sont tous les deux parus chez Glénat.

Le XXe siècle se raconte lui aussi dans de beaux albums, à l’image des deux volumes de L’impertinence d’un été. Le scénariste Denis Lapière y collabore avec l’actuel dessinateur de Corto Maltese, l’Espagnol Ruben Pellejero, pour conter l’histoire d’un couple d’artistes, amants militants qui vivent de l’intérieur la révolution mexicaine et les idéaux de nouveau monde qu’elle fait naitre. La révolution cubaine a également inspiré de belles déclinaisons graphiques, dont les plus réussies sont sans doute Che, la première biographique en BD du révolutionnaire Che Guevara signée Hector Oesterheld, Alberto Breccia et Enrique Breccia (parue en Argentine en 1968 et en France en 2009 seulement, chez Delcourt), et Castro de Reinhard Kleist, qui suit un jeune photographe allemand témoin des bouleversements historiques de la fin des années 1950. Son album paru en 2016 chez Casterman raconte avec finesse l’histoire récente de Cuba et le « mythe » Castro. Passionnant !

 

Planche tirée de L’Impertinence d’un été (© Dupuis)

 

La bande-dessinée déclinée en carnets de voyage

Enfin, le format BD se prête bien entendu au récit de voyage, et avec lui à l’évasion en images. En la matière, plusieurs albums méritent la lecture. C’est le cas de Brésil, fragments d’un voyage, (Casterman, 2003) par le dessinateur Emmanuel Lepage et l’écrivain Nicolas Michel, qui livrent des carnets atypiques dans lesquels les fragments de voyage sont surtout des fragments de vie, inspirés des personnes rencontrées à chaque étape. On peut presque entendre les bruits et sentir les odeurs qui rythment ce jeu de pistes visuel et sensoriel tant leur retranscription est envoûtante… En 2001, c’est l’illustrateur Jano qui donne vie à Rio de Janeiro dans un album plein de vie entre foule métissée, samba, nature magnifique et petits trafics. Le voyage se fait plus aventureux avec L’Homme du Sertão (La Macumba du Gringo), dans lequel Hugo Pratt dessine avec brio le Nordeste brésilien, ou bien plus social dans les 4 tomes de Rio (Louise Garcia et Corentin Rouge), dont les héros sont deux gosses des favelas. Une série qui n’est pas sans évoquer aux cinéphiles le film La Cité de Dieu.

 

Les carnets de voyage de Jano – Rio de Janeiro (© Albin Michel)

 

Préfacé par l’écrivain colombien Hector Molano, l’album Le goût de la terre (L’Association, 2013) est un carnet de voyage à quatre mains signé Edmond Baudoin et Troub’s. Consacré à la destruction de la vie paysanne en Colombie, leur récit est aussi riche en rencontres humaines qu’en réflexions politiques. Le carnet de voyage peut aussi être empreint d’humour, comme le prouve Didier Tronchet dans Vertiges de Quito (Futuropolis, 2014). L’expatrié y raconte les chocs culturels auxquels a d’abord été confrontée sa famille dans cette ville perchée à 2 850 m d’altitude, l’acclimatation progressive et les rencontres parfois surprenantes avec les autochtones. Connu pour ses récents albums à l’humour acide et cocasse (Zaï zaï zaï Zaï, Et si l’amour c’était d’aimer, etc.), Fabcaro l’est moins pour Carnet du Pérou, Sur la route de Cuzco, sorti en 2013 chez 6 Pieds Sous Terre. Il y montre que l’exercice autobiographique peut se révéler ouvert sur le monde et les autres, devenant « un carnet poignant et plein d’humanité, vrai voyage philosophique aux portes d’un ancien monde qui n’a pas encore été entièrement submergé par la modernité. » Tout un programme.

 

Vertiges de Quito, Didier Tronchet (© Futuropolis)

 

En lieu et place d’une conclusion, qui ne suffirait jamais à résumer les liens ténus entre Amérique latine et neuvième art, deux ultimes recommandations : l’ouvrage Ñ comme viñetas, publié par Les éditions L’Égouttoir en 2017 dans le cadre de l’Année France-Colombie, qui donne une idée du dynamisme de la BD colombienne, et Bolita, par Carlos Trillo et Eduardo Risso chez iLatina. Les aventures de la jeune bolivienne vivant dans un bidonville de Buenos Aires, où elle joue la détective amateure, ont valu aux auteurs d’être sélectionnée à Angoulême en 2021. Carlos Trillo n’aura malheureusement jamais vu la version finale dessinée de ce bel ouvrage, achevé un mois après son décès en 2011.

 

Carnet du Pérou, sur la route de Cuzco par Fabcaro (© 6 Pieds Sous Terre)