En Patagonie, des milliers d’hectares sauvés pour être « réensauvagés »
En 2023, la sortie du film documentaire Les Tompkins : une vie pour la nature, diffusé en France par Disney , a mis à l’honneur la vie et l’engagement de Kristine et Douglas Tompkins, deux milliardaires américains qui ont choisi de consacrer leur fortune à la conservation de la nature après avoir fait carrière dans l’industrie du textile. Ce mois-ci, la Cotal revient à son tour sur l’histoire de ce couple engagé et les actions de l’organisation Tompkins Conservation en Argentine, ainsi qu’au Chili, un pays à qui « Kris » Tompkins, aujourd’hui veuve, a légué en 2017 près d’un demi-million d’hectares de terres.
Il était une fois… une ferme chilienne un peu délabrée
Avant de s’adonner à la philanthropie, Douglas Tompkins fut d’abord un authentique businessman. En 1964, il emprunte 5 000 dollars pour fonder la marque The North Face, d’abord dédiée au matériel d’escalade et de camping. Trois ans plus tard, cet amoureux des grands espaces revend, pour dix fois sa mise de départ, ses parts dans The North Face à Kenneth « Hap » Klopp. Avec le fruit de la transaction, il aide son épouse d’alors, Susie Buell, à créer sa ligne de vêtements qui sera commercialisée quelques années plus tard sous la marque « Esprit », et projette de se lancer dans la réalisation de films d’aventure. Puis en 1968, accompagné de quatre acolytes parmi lesquels Yvon Chouinard, futur fondateur de la marque de vêtements techniques Patagonia, il entreprend un road trip de six mois et 8 000 kilomètres depuis Ventura, en Californie, jusqu’à la Patagonie.
L’objectif de ces pionniers de l’escalade, qui se font appeler les « Fun Hogs » (ou « porcs amusants » en français), est de gravir le cerro Fitz Roy. Le documentaire Mountain of Storms retrace leur aventure mêlant surf, ski et nuits en igloo. Ce sera le premier lien fort noué par « Doug » Tompkins avec la beauté sauvage des terres patagoniennes, auxquelles il va dès lors consacrer une grande partie de son temps et de sa fortune. Laquelle s’est accumulée en un temps record : une décennie seulement après qu’il a aidé son épouse à écouler les premiers modèles de robes de cette nouvelle marque à l’arrière de leur van Volkswagen, les ventes d’Esprit dépassent les 100 millions de dollars par an et la griffe devient l’une des plus en vogue des années 1970 et 1980.
Capture d’écran du film « Mountain of storms »
En 1989, l’homme d’affaires, de plus en plus préoccupé par l’impact de l’industrie de la mode sur la nature, revend ses parts à Susie, doit il est séparé, et choisit de s’impliquer dans l’activisme environnemental et la conservation des écosystèmes. Par l’entremise d’Yvon Chouinard, qui a nommé celle-ci PDG de Patagonia, il rencontre Kristine au début des années 1990. Celle qui va devenir sa femme partage son constat et décide, elle aussi, de se désengager d’une industrie dévastatrice en revendant les parts qu’elle détient dans son entreprise afin de « payer son loyer à la Terre », lit-on dans la nécrologie que Libé a consacré à Doug Tompkins en 2015. Tous deux quittent les États-Unis pour s’installer dans une ancienne exploitation agricole de la région des fjords de Reñihué, au sud du Chili, où ils achètent 30 000 hectares de terres pour les protéger des industries minières et forestières.
Des affres du business à la « deep ecology »
Doug Tompkins poursuit alors ses acquisitions en mettant la main sur les parcelles avoisinantes que leurs propriétaires veulent bien céder. Deux après avoir créé la « Foundation for Deep Ecology », militant en faveur de l’éducation et de la sensibilisation à la préservation de la nature, il lance une fondation dédiée à l’environnement, « The Conservation Land Trust » (CLT). Avec elle, il va multiplier les achats fonciers pour agrandir ce territoire préservé où il vit désormais, baptisé « parque Pumalín » en l’honneur des pumas qui l’arpentent.
Principalement couvert de forêts tempérées pluvieuses, il atteint près de 300 km² à la fin des années 1990 et constitue la plus vaste réserve privée au monde. C’est l’ensemble de cette zone que le président chilien Ricardo Lagos déclare « santuario de la naturaleza » en août 2005, conférant ainsi au parc une protection supplémentaire et des garanties de l’État quant à la préservation de sa richesse écologique et l’encadrement strict des éventuels projets d’aménagement ou d’urbanisation.
Le couple Tompkins opère toujours de la même manière, achetant par l’intermédiaire des différentes organisations non lucratives qu’il dirige des parcelles dont il retire bétail, clôtures et espèces trop envahissantes pour rendre les terres à leur état le plus sauvage. Cette politique d’acquisition, si elle est aujourd’hui presque unanimement saluée, n’est pas sans susciter des critiques à l’époque. Quand ils ne font pas l’objet de théories fumeuses, on reproche à Kris et Doug Tompkins de faire disparaitre les moyens de subsistance des agriculteurs locaux et de réintroduire des prédateurs, tels que les pumas et les jaguars. Et entre des gouvernements inquiets pour leur souveraineté, des acteurs de l’énergie ou des industriels du saumon avides, et même l’Église catholique, qui se joint au cortège des détracteurs, les Tompkins doivent faire face à une opposition robuste.
Ces postures mi-méfiantes mi-belliqueuses n’entament toutefois pas la volonté de Douglas et Kristine, persuadés qu’il faut « réensauvager le monde » et que le meilleur moyen d’y parvenir est de créer des parcs nationaux. Derrière cet objectif, qui passe par l’élimination de toute trace humaine et de tout vestige agricole, mais aussi la réintroduction d’une faune sauvage et d’une flore endémique chassées par les activités des hommes, on retrouve l’idée d’écologie profonde.
La deep ecology est un courant de pensé théorisé dans les années 1970 par le philosophe norvégien Arne Næss. Par opposition à une écologique qui ne serait que « superficielle », celui-ci pense le lien qui unit l’homme à la nature à travers des considérations plus profondes. « C’est l’idée que l’homme fait partie d’un système, qu’il doit apprendre à partager cette planète avec les autres créatures qui la composent », expliquait pour sa part Douglas Tompkins en 2009 dans une (rare) interview accordée à l’AFP. L’activiste, comme son épouse, se sont toujours défendu en rappelant que les parcs nationaux, loin d’entraver l’activité des populations alentours, leur offraient au contraire de nouvelles opportunités économiques et un cadre de vie plus durable.
En 2017, des donations de terres à la portée historique
C’est dans cet esprit que le philanthrope étend son action de l’autre côté de la frontière, en Argentine, jusque dans les marais d’Iberá au nord-est du pays. Aux confins du Paraguay et du Brésil, ce réseau d’étangs qui s’étend sur 25 000 km² a été largement endommagé par l’agriculture. Les actions menées localement par Doug Tompkins, qui lui valent là encore quelque résistance, a permis de faire repousser des forêts primitives et de rendre au cerf marais, entre autres espèces, son habitat naturel. Décédé deux ans auparavant dans un accident de kayak en Patagonie, Douglas Tompkins n’aura pas assisté à la transformation de ces zones humides en parc national. Rendue possible par le don de ces terres peu à peu reprises à l’activité humaine, et notamment aux ranchs de bétail, par le Conservation Land Trust, elle a été officialisée par le Congrès argentin en décembre 2017.
Car si l’aventurier a perdu la vie fin 2015, celle qu’il a épousée en 1993 n’en finit pas de porter ses combats et de poursuivre son œuvre. Depuis la fin des années 1990, leur fondation-mère, « Tompkins Conservation », et le staff de 300 personnes qu’elle mobilise, ont multiplié les actions de protection et de réensauvagement de la nature afin d’enrayer la perte mondiale de biodiversité et de lutter concrètement contre les effets de la crise climatique. En tout, l’ONG du couple a assuré la protection de plus de six millions d’hectares de terres entre l’Argentine et le Chili. Toujours avec la même finalité : rendre, à terme, ces territoires aux pays dans lesquels ils sont situés en contrepartie de l’engagement de ces derniers à œuvrer pour leur préservation définitive.
Capture d’écran du film The Wild Life
Quelques mois avant que l’opération ne soit réitérée avec l’Argentine, cette entreprise ambitieuse a trouvé sa concrétisation la plus emblématique en mars 2017 lorsque Kristine Tompkins a finalisé la plus grande donation de terres privées de l’histoire en léguant trois parcs naturels, soit 407 625 hectares de terres, au Chili. Cette surface, qui représente quatre fois celle du parc de Yellowstone, aux États-Unis, correspond aux parcs Pumalín, Patagonia et Melimoyu/Isla Magdalena. L’accord bilatéral, qui a été signé par Michelle Bachelet, alors présidente chilienne, a notamment permis à son gouvernement de poursuivre son projet de « Ruta de los Parques de la Patagonia ». Celui-ci consiste en un réseau de 17 parcs le long d’une route de 2 500 km, qui relie Puerto Montt au Cap Horn. Les Tompkins avaient déjà permis, grâce à leurs actions, de créer sept parcs nationaux dans le pays et d’en agrandir trois autres.
En 2023, les honneurs d’un film documentaire
Après ces dons historiques, Tompkins Conservation poursuit ses actions dans chacun des deux pays par le biais de ses entités affiliées mais indépendantes, Fundación Rewilding Chile et Rewilding Argentina. L’organisation communique régulièrement sur son actualité, souvent marquée par le retour, dans les espaces rendus à la nature par son couple fondateur, d’espèces animales qui les avaient désertés. Mais c’est surtout la sortie du documentaire Wild Life (Les Tompkins : une vie pour la nature en V.F) en 2023, qui a rebraqué les projecteurs sur les célèbres défenseurs de l’environnement.
Signé du couple de réalisateurs américains Elizabeth Chai Vasarhelyi et Jimmy Chin, oscarisés en 2019 pour le documentaire Free Solo, ce film d’une heure et demie brosse leur portrait et retrace leur combat. Dans leur précédente production, les deux réalisateurs suivaient le grimpeur professionnel Alex Honnold dans sa tentative d’ascension de la formation rocheuse El Capitan, dans la vallée de Yosemite en Californie, sans corde ni coéquipier, et donc en « solo total ».
« Gravir El Cap est vraiment incroyable, mais qu’y-a-t-il de plus ‘badass’ que de sauver la planète ?», s’enthousiasmait Jimmy Chin dans un article du New York Times paru à l’occasion de la sortie de Wild Life. Sa partenaire à la vie comme à la scène y expliquait quant à elle que son mari et elle, qui ont réalisé ce film sur les deux philanthropes pour leurs enfants, avaient été inspirés par l’histoire de Kristine Tompkins : « C’est celle d’une réinvention après une perte immense. Même si le changement climatique, comme la perte de l’amour de votre vie, peut sembler insurmontable, étape par étape et effort après effort, on peut remédier à ces choses. On peut agir. »
Retrouvez le site officiel de Tompkins Conservation ici et les livres (en anglais) qu’édite l’organisation en téléchargement gratuit là, la bande-annonce en français de Les Tompkins : une vie pour la nature par ici et l’hommage de The North Face à son fondateur ici, où vous pourrez notamment lire la lettre rédigée par Douglas Tompkins pour figurer dans le premier catalogue de la marque imprimé en 1968.