Dynamisme et diversité : Coup de projecteur sur le cinéma latino-américain

Il y a tout juste dix ans, la Cotal consacrait un dossier au cinéma d’Amérique latine, et notamment à l’importance de l’Argentine, du Brésil, du Chili, du Mexique et du Pérou dans le 7ème art. Depuis, une nouvelle génération de réalisatrices et de réalisateurs, émergeant aujourd’hui dans tous les pays latino-américains, s’y est taillé une place de choix en livrant à son tour des œuvres cinématographiques d’une grande richesse et souvent pleines d’audace. Eva Morsch Kihn, coordinatrice de la programmation du festival Cinélatino, analyse les raisons de cette créativité et partage ses recommandations de cinéphile éclairée.

 

Los Reyes del Mundo (© Rezo Films)

 

1ère partie : les derniers films à connaître, les nouveaux noms à retenir

 

Cinélatino : bien plus qu’un festival

Faire connaître les peuples et cultures d’Amérique latine : tel était l’objectif du collectif d’associations de solidarité avec l’Amérique Latine à l’origine de l’Association Rencontres Cinémas d’Amérique Latine de Toulouse (ARCALT), née dans la ville rose il y a 35 ans. C’est à ces passionnés que l’on doit le festival « Cinélatino », organisé chaque année en mars, devenu un rendez-vous international incontournable pour le septième art latino-américain. « Quelques années plus tard, l’ARCALT a créé Cinémas d’Amérique Latine, une revue qui rend compte de l’actualité et de la mémoire des cinématographies latino-américaines. Elle fait désormais référence auprès des chercheurs. Son numéro annuel réunit des articles de critiques et d’historiens, ainsi que des entretiens, toujours en lien avec la programmation du festival », raconte Eva Morsch Kihn.

Mais Cinélatino n’est pas juste un festival : « autour de l’initiative originelle que constitue le festival a été mis en place un dispositif pionnier de soutien à des films latino-américains en cours de finition, « Cinéma en construction« . L’idée est d’inviter des professionnels de la filière à s’impliquer dans l’achèvement de ces œuvres prometteuses, mais également leur circulation et leur diffusion, explique celle qui coordonne la programmation et les actions professionnelles du festival occitan. Des films fragiles car encore inachevés y rencontrent des partenaires qui vont les accompagner dans la dernière ligne jusqu’à leur première mondiale. Presque chaque année, on a des films présentés de façon confidentielle ici et qui se retrouvent ensuite dans les sélections cannoises ! » À ce formidable tremplin s’ajoute toute une constellation de rendez-vous répondant aux besoins de la filière : workshops, résidences d’écriture, conférences, accompagnement sur des projets en cours…

 

Le financement du cinéma latino-américain

Car en Amérique latine comme ailleurs, la question du financement est au cœur du dispositif créatif. « Il y a des accompagnements à la production depuis longtemps en Argentine, au Chili ou au Mexique. Et depuis 2003 en Colombie, avec la création du fonds Proimágenes, détailleEva Morsch Kihn. Mais si d’autres pays s’en inspirent, seules la France et la Corée du Sud bénéficient d’un modèle de financement du cinéma par le cinéma, qui fonctionne avec une taxe prélevée sur les publicités audiovisuelles et les entrées ». Avec son Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), qui contribue à la création d’œuvres internationales via des dispositifs financiers de coproduction, la France est donc un partenaire important pour les réalisateurs latino-américains.

Afin de boucler leurs budgets, certains doivent en effet compter sur des financements venus d’ailleurs. C’est notamment le cas avec Ibermedia, un programme de coopération audiovisuelle entre l’Espagne, le Portugal et l’Amérique latine, depuis peu rejoints par l’ItalieD’autres aides existent, privées, à l’image de celles remises par le Hubert Bals Fund, qui dépend du Festival International du Film de Rotterdam (IFFR), ou par le World Cinema Fund (WCF), son équivalent pour la Berlinale. Pour autant, le lien qu’entretient le cinéma latino-américain avec l’Europe est loin de se limiter à des considérations budgétaires.

 

Le cinéma d’Amérique latine, adoré des Européens

« Pour les films latino-américains, le gros du marché est à l’international, rappelle la programmatrice de Cinélatino. Principalement aux États-Unis, où la communauté latino est importante, et en France, qui reste le marché n°1 pour le cinéma d’auteur grâce à son système unique, avec beaucoup de salles d’art et d’essai programmant des films étrangers, mais aussi au nombre de distributeurs ayant la possibilité de s’engager sur leur diffusion. » Selon Eva Morsch Kihn, tout cela contribue au lien culturel fort et ancien entre l’Amérique latine et le pays des frères Lumière ou du Festival de Cannes. Cette année encore, les films latino-américains étaient à l’honneur sur la Croisette, où deux d’entre eux ont particulièrement marqué les esprits.

 

Los Colonos (© Quijote Films – Rampante Films – Rei Cine – Quiddity Films – Volos Films – Cine-Sud Promotion – Snowglobe – Film I Väst – Sutor Kolonko)

 

« Sur place, j’ai beaucoup entendu parler de Los Colonos, premier film du chilien Felipe Gálvez Haberle, y compris par des personnes qui ne sont pas forcément spécialisées dans le cinéma latino-américain. C’est souvent le signe qu’un film est parvenu à transfigurer les cercles habituels, relate Eva Morsch Kihn. La proposition est d’autant plus intéressante que c’est à la fois un film historique et un film de genre, avec une magnifique musique. » À travers l’extermination d’une communauté autochtone par des mercenaires, pour le compte d’un riche propriétaire lorgnant sur leurs terres, ce long-métrage dont l’action se déroule en 1901 en Terre de Feu raconte une page sanglante mais méconnue de l’histoire du Chili. Son esprit « western », comme les incroyables paysages qu’il met en scène, en font une fresque extrêmement marquante.

Autre belle surprise cannoise de 2023, le film brésilien Levante est lui aussi le premier long-métrage de sa jeune réalisatrice, Lillah Halla. « Des personnages afro-brésiliens non stéréotypés, rarement vus à l’écran, au poids des évangélistes au Brésil, le film offre différents angles de lecture », juge Eva Morsch Kihn, que les critiques élogieuses ont d’autant plus touchée que la cinéaste a été accompagnée par le biais du dispositif « Cinéma en construction ». Son film a été présenté sur la Côte d’Azur avec une bonne partie du casting, pour qui l’émotion fut aussi forte que le sujet abordé est important : celui d’une volleyeuse de 17 ans qui apprend sa grossesse la veille d’un championnat crucial pour son avenir sportif, dans un pays où l’avortement est illégal. Sofia est prise pour cible par un groupe fondamentaliste qui a eu vent de son projet d’IVG et fera tout pour l’entraver.

 

L’irrésistible essor du cinéma colombien

Bien qu’absents cette année à Cannes, les longs-métrages colombiens sont régulièrement honorés dans les grands festivals européens. Avec Los Reyes del Mundo, la réalisatrice Laura Mora Ortega a reçu la « Concha de Oro », récompense suprême du Festival international du film de Saint-Sébastien, en 2022. C’est l’histoire d’une famille dont les 5 enfants, abandonnés, ont pour rêve absolu d’avoir un endroit à eux. Mais alors que ce rêve pourrait devenir une réalité légale, une autre réalité, cruelle, l’interdit. Matar a Jesús, son précédent long-métrage dans lequel une étudiante de Medellín se rapproche de l’assassin de son père, entre soif de vengeance et certitudes ébranlées, avait déjà bénéficié d’une vraie reconnaissance critique lors de sa sortie en 2019. En 2015, déjà, le septième art colombien démontrait toute sa qualité avec deux œuvres remarquées à Cannes : La Tierra y la Sombra, de César Augusto Acevedo, auréolé de la Caméra d’Or, et El abrazo de la serpiente, signé Ciro Guerra, distingué lors de la Quinzaine des réalisateurs.

 

El abrazo de la serpiente (© Copyright Andres Córdoba)

 

Dans l’un, on suit un vieux paysan retournant au pays 17 ans après avoir abandonné sa famille, qu’il retrouve en pleine apocalypse. Dans l’autre, on s’aventure en pleine jungle avec un chaman amazonien, seul survivant de son peuple, qui voit son existence autarcique bousculée par la rencontre avec un scientifique à la recherche d’une fleur sacrée. Pour appréhender la Colombie à travers son cinéma, Eva Morsch Kihn conseille également d’autres pellicules récentes, telles que Litigante, production colombiano-française signée Franco Olli (une avocate de Bogota dont l’administration est impliquée dans un scandale de corruption voit sa vie personnelle et professionnelle déstabilisée), ou Los Hongos (la société colombienne vue par deux jeunes graffeurs de Cali), que l’on doit à l’une des figures de ce cinéma colombien en plein renouveau, Oscar Ruíz Navia.

Le pays épate par la créativité de ses cinéastes et la variété des thèmes qu’ils abordent. Ces derniers sont aidés par ce qu’Eva Morsch Kihn décrit comme « une politique intelligente de soutien à la production, l’exploitation et la distribution », incarnée par Proimágenes, qui a encouragé l’émergence d’un vivier de talents. « Cet essor est aussi le résultat d’une éducation de qualité, avec des écoles de cinéma ou des départements audiovisuels dont la pédagogie a fait ses preuves », estime la programmatrice, ravie de voir ainsi s’épanouir, s’étoffer et s’internationaliser le septième art colombien. Le cinéma de Cali, « Caliwood », s’est d’ailleurs vu consacrer un cycle en 2016 à Cinélatino, qui a choisi de célébrer le cinéma colombien contemporain en 2023.

 

Guatemala, Bolivie ou Venezuela : ici aussi, ça tourne !

Eva Morsch Kihn le concède : l’Amérique latine regorge de cinéastes et de cinéphiles mais compte encore trop peu de salles, de distributeurs et de marchés. « Au point que quand ils sont en festival, les réalisateurs latino-américains se réjouissent de pouvoir visionner les films des autres, plaisante-t-elle, tout en notant les réels efforts accomplis. Malgré tout, les principaux pays du continent sont parvenus à stabiliser leur financement et leur fonctionnement. Il y a aujourd’hui des systèmes qui marchent très bien, comme en Colombie, et une remarquable diversité de films adaptés aussi bien au marché domestique qu’au marché international. » Plus petits ou plus inattendus, d’autres pays participent du dynamisme du cinéma latino-américain, en se passant parfois de toute institution dédiée. C’est le cas du Guatemala avec Jayro Bustamante, dont les trois longs-métrages ont retenu l’attention des programmateurs et des critiques.

 

María Mercedes Croy, dans Ixcanul (© Kairos Filmverleih)

 

Dans Ixcanul (2015), le quotidien d’une jeune Maya et de sa famille de paysans vivant sur les flancs d’un volcan actif vire au drame ; sa famille évangélique veut forcer Pablo, protagoniste de Temblores (2019) qui a quitté sa femme pour un homme, à suivre une thérapie de conversion ; La Llorona, son dernier opus à la fois historique, politique et fantastique, aborde le procès d’un ancien général ayant participé au génocide d’indigènes lors de la guerre civile (1960-1996). « Reste que Jayro a fait ses études à Paris et à Rome, et que ses films sont produits depuis l’Europe, précise Eva Morsch Kihn, qui prend César Díaz, primé avec Nuestras Madres, pour autre exemple de cette influence intercontinentale. Son film est coproduit avec la Belgique, où il vit et dont il a obtenu la nationalité. » Il y met en scène un jeune anthropologue travaillant à l’identification des disparus du conflit armé guatémaltèque tandis que sont jugés les militaires à son origine.

Avec El Gran Movimiento de Kiro Russo (2021), qui conjugue monde réel et manifestations surnaturelles, et Utama : la Terre Oubliée(2022), dans lequel Alejandro Loayza Grisi a choisi de splendides paysages désertiques pour dépeindre le déclin conjoint de la planète et du vivre-ensemble, la Bolivie n’a pas à rougir de sa récente production cinématographique. Celle venue du Venezuela se concrétise souvent hors de ses frontières. Mais elle mérite d’être ici mentionnée, que ce soit pour le Pelo malo, cheveux rebelles, de Mariana Rondón (2013) ou plus récemment La Familia, de Gustavo Rondón Córdova (2017). « On a toujours, de temps en temps, de très beaux et très étonnants films vénézuéliens qui nous arrivent », confirme Eva Morsch Kihn.

 

Utama : la Terre Oubliée (© Condor Films)

 

Enfin, c’est du Nicaragua que nous provient la recommandation concluant ce premier volet. Avec son drame familial La hija de todas las rabias, qui devrait sortir en salles à l’automne 2023, Laura Baumeister devient la première femme nicaraguayenne à réaliser un film de fiction. Voilà qui méritait qu’elle ait ici le dernier mot.