Ce que le street art raconte de l’Amérique latine

 

Longtemps vecteur de revendication politique et sociale, le street art latino-américain est aujourd’hui un mode d’expression artistique à part entière. Ce qui ne l’empêche pas de traduire, sous des formes et sur des supports variés, les humeurs, préoccupations et aspirations de la société.

 

Quand le graff métamorphose la ville

À Medellín, deuxième ville de Colombie, les arts de rue ont, avec le hip-hop, directement participé au processus de paix. Jadis considéré comme l’un des quartiers les plus dangereux de la planète, le barrio Comuna 13 est aujourd’hui un exemple de la manière dont des projets de réhabilitation urbaine peuvent transformer la ville et la vie de ses habitants. L’audacieuse politique d’urbanisme, basée sur le désenclavement et l’éducation pour tous, n’a pas seulement fait la part belle aux transports, aux écoles et aux bibliothèques : elle a largement intégré le street art, et avec lui le hip-hop, aux projets menés localement pour rompre avec le passé. Le quartier est maintenant prisé des touristes, notamment pour ses maisons bariolées et ses fresques.

 

On trouve de belles œuvres d’art urbain ailleurs en Colombie, comme dans la ville portuaire de Carthagène. La gentrification du quartier de Getsemani, longtemps mal réputé, s’est accompagnée d’une petite révolution artistique mettant à l’honneur les peintures murales. Souvent inspirées par la culture et les légendes locales, elles sont aujourd’hui nombreuses au milieu des maisons coloniales aux teintes pastels, des cafés animés et des auberges de jeunesse.

Bogota n’est évidemment pas en reste : la capitale s’efforce depuis une dizaine d’années de décriminaliser l’art de rue, comme l’explique National Geographic, sous l’impulsion de l’ancien maire Gustavo Petro et de différents collectifs très actifs. Pour ne rien manquer des plus belles œuvres de la ville, à travers lesquelles la jeunesse participe à sa façon au débat public, plusieurs tours sont proposés aux visiteurs. Ils permettent notamment de découvrir le quartier colonial de la Candelaria, emblématique des changements opérés dans la ville.

Des city-tours dédiés à l’art de rue

Autre référence du street art, Mexico offre elle aussi un grand choix d’itinéraires sur ce thème : certains tours proposent de s’essayer au spray en fin de parcours, d’autres se déroulent à vélo… Les quartiers de Roma et Condesa sont des incontournables, mais on trouve des œuvres empreintes d’images traditionnelles, de poésie ou de messages politiques un peu partout dans la ville, notamment près du Museo del Juguete Antiguo.

La capitale équatorienne Quito, dont la réputation est grandissante sur la scène street art internationale, abrite certaines des plus grandes peintures murales au monde. Les rues colorées du quartier boho de la Floresta se prêtent tout spécialement à des tours dédiés. À Buenos Aires, le street art s’est d’abord développé en réaction à la dictature militaire avant de devenir un moyen d’expression très populaire. S’il évoque aujourd’hui encore la politique, il met aussi à l’honneur les mythes nationaux, du Che à Maradona en passant par le saint profane Gauchito Gil, que l’on retrouve çà et là dans les quartiers de la Boca, Colegiales, Palermo ou encore Villa Crespo.

Festivals et projets collaboratifs

L’influence du street art en Amérique latine est telle qu’on y consacre désormais des festivals. Le Belize City Street Art Festival a ainsi fêté sa 9ème édition en 2019, sur Albert Street, avec la même vocation qu’à ses débuts : permettre aux habitants, petits et grands, de découvrir le travail des artistes locaux dans toute leur diversité.

À Lima, où le quartier de Barranco est réputé pour ses nombreuses œuvres murales, un festival pionnier a vu le jour en 2012 : Latidoamericano. Ce rendez-vous majeur de l’art urbain a réuni jusqu’en 2017 des artistes venus du monde entier pour colorer les rues de la ville. Deux ans plus tôt, il avait pris ses quartiers pour la première fois hors du Pérou, à Asuncion, à l’initiative d’Oz Montanía, précurseur du street art paraguayen, et de son homologue péruvien Entes. L’événement a permis à 35 artistes de réaliser une quarantaine de fresques sur les murs du centre historique.

Parfois, cet art de rue donne lieu à des initiatives plus originales encore. C’est le cas à La Paz, capitale administrative de la Bolivie, dont les murs se sont parés de fresques multicolores grâce à un projet financé par l’État. Sur les hauteurs de la ville, l’art urbain est utilisé pour égayer le quotidien de la population, mais également valoriser la culture et les traditions indigènes tout en renforçant l’attrait touristique de la région.

À San José, au Costa Rica, Mario Molina Salazar a entrepris un projet innovant intitulé « Costa Rica en la Pared ». Convaincu que les œuvres murales sont une fenêtre sur la culture et l’histoire costariciennes, il propose de véritables safaris urbains qui abordent autant l’art que l’histoire et la sociologie.

Sur l’île de Cuba, à La Havane, les amateurs de street art connaissent bien Callejón de Hamel, une ruelle de 200 mètres dont les façades, volets et portes servent de support à un art de rue afro-cubain unique en son genre. C’est aussi cette ville, où les murs ont longtemps servi de supports de propagande politique, que l’artiste contemporain français JR a choisi pour son installation « Wrinkles of the city ». Avec José Parlá, natif de Cuba, il a donné la parole à 25 personnes âgées ayant connu la révolution pour réaliser de gigantesques collages à travers la ville à l’occasion de la Biennale de la Havane en 2012. Il y est revenu en 2019, cette fois pour un imposant collage représentant un enfant regardant par-dessus le mur. Un art de rue qui parle à tous, c’est aussi ce qui a motivé le dispositif mis en place en 2018 à Santiago du Chili : des œuvres y sont désormais accessibles aux mal-voyants, qui peuvent en percevoir les contours par le toucher et en connaître la genèse grâce à des inscriptions en braille.

De l’art des trottoirs jusqu’aux toits

Les capitales n’ont toutefois pas le monopole du street art et Valparaiso, à une grosse centaine de kilomètres de Santiago, en est sans doute le meilleur exemple. Parfois comparée au San Francisco des années 1990 pour ses cultures alternatives et la place laissée aux artistes, la ville s’est imposée parmi les plus influentes du monde en matière de graff. Forme de contestation du régime dictatorial, l’art de rue est aujourd’hui présent partout dans la ville, des murs aux trottoirs en passant par les escaliers et les lampadaires. On en trouve un remarquable concentré dans les quartiers Polanco, Alegre et Concepcion, tout particulièrement aux abords des ascenseurs permettant d’accéder aux cerros, les collines qui façonnent le paysage de Valparaiso. Beaucoup d’œuvres y font référence aux animaux mais aussi à la Terre mère, ou Pachamama, sacrée pour les peuples andins.

Au Brésil aussi, le street art est roi. São Paulo est même LA capitale de la discipline pour certains artistes, à l’image du Français Flavien Demarigny, alias Mambo, qui apprécie la capacité des Brésiliens à s’approprier les courants artistiques pour les réinterpréter à leur façon. Plusieurs Paulistanos ont par ailleurs contribué à la renommée de leur ville dans l’art de rue, comme les jumeaux Os Gemeos, figures locales, ou Eduardo Kobra, dont les fresques sont présentes dans d’autres grandes villes du monde. Ici comme ailleurs, ces œuvres souvent éphémères servent souvent à véhiculer des messages sociaux. On en retrouve un peu partout, mais tout spécialement sur l’emblématique Beco do Batman, rue Gonzalo Afonso.

À Rio de Janeiro aussi, le street art est à tous les coins de rue. Décriminalisé par la loi fédérale de 1998, il a notamment contribué à la réputation du quartier bohème de Lapa aux yeux des touristes. Il a aussi donné lieu à un projet unique avant la Coupe du Monde 2014 : la décoration, par 130 artistes, de 40 kilomètres de galerie le long de la ligne 2 du métro. Enfin, un site recense toutes les œuvres de la ville et les artistes qui les signent : www.streetartrio.com.br. Un passionnant voyage en images !

Il n’est pas un pays ni une grande ville d’Amérique latine qui n’ait inspiré aux graffeurs, peintres et autres muralistes des œuvres colorées, légères ou engagées, abstraites ou réalistes. On peut partir à leur recherche dans les quartiers les plus touristiques, mais aussi les repérer par hasard au détour d’une ruelle discrète. Quête à part entière ou surprise inattendue, le street art est en tout cas un formidable moyen de découvrir une ville, d’en savoir plus sur son histoire et d’échanger avec ses habitants.