Sociologue né en Uruguay et ayant grandi en Argentine, Denis Merklen dirige l’IHEAL depuis 2022. Plus qu’un lieu de formation et de recherche, cet institut de l’Université Sorbonne Nouvelle, qui dispense des enseignements en sciences humaines et sociales, est à la fois un
symbole et un acteur incontournable du dynamisme des liens entre France et Amérique latine.
Quel parcours vous a mené jusqu’à la direction de l’IHEAL ?
Je suis né en Uruguay, mais j’ai surtout grandi en Argentine. J’ai donc fait une première partie de ma formation à l’Université de Buenos Aires, en sociologie, puis je suis venu en France pour faire mon doctorat à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales). Je venais donc d’abord pour me former, mais j’ai été rattrapé par la crise majeure que traversait l’Argentine en 2001, qui rendait quasiment impossible un retour à l’université argentine, puis par une opportunité de travailler en France. J’ai donc candidaté et eu mon concours de Maître de Conférences assez rapidement, obtenant un poste à l’université Paris 7. Voilà qui a acté mon installation en France. Puis en 2012, je suis devenu Professeur des Universités et j’ai rejoint l’IHEAL, ici, à la Sorbonne Nouvelle. Dix ans plus tard, j’ai été élu à sa direction par le conseil de gestion de l’institut.
En quoi consiste exactement votre rôle à la direction de l’IHEAL ?
C’est une responsabilité importante, de par l’histoire et les missions originelles de l’IHEAL, d’une part, et d’autre part par le fait qu’il s’agit d’un institut, une entité qui a un statut un peu particulier au sein de l’université française, avec un degré d’autonomie plus important, notamment sur les questions budgétaires. Mais cela tient aussi au fait que lors de sa création en 1954, sous la présidence de René Coty, l’institut a été pensé comme ce qu’on appelle aujourd’hui un soft power, avec des coopérations scientifiques utiles au développement des liens entre la France et l’Amérique latine. Ce statut nous met en contact de manière assidue avec le ministère des Affaires étrangères, avec les représentations diplomatiques de l’Amérique latine en France, mais aussi avec les ambassades françaises en Amérique latine, que nous sommes amenés à assister sur des questions ponctuelles lorsque nous sommes compétents. D’autres institutions sont des partenaires importants pour nous, à l’image de l’Agence Française de Développement (AFD).
La vie à l’IHEAL, si elle est essentiellement universitaire pour de nombreux collègues, est aussi rythmée par une collaboration aux relations entre France et Amérique latine, sous différentes formes. Par exemple, nous avons un partenariat depuis une vingtaine d’années avec le Festival de cinéma de Biarritz. Nous y organisons des conférences ; il y aura d’ailleurs un séminaire hors les murs qui se tiendra pendant le festival. Et cinq de nos étudiants se rendent chaque année sur place pour décerner le Prix du Jury étudiant de l’IHEAL, décerné au meilleur documentaire. Enfin, le directeur de l’IHEAL est membre de droit du conseil d’administration de la Maison de l’Amérique latine. De ce fait, nous participons activement à ses activités. La vie de notre institut universitaire est donc particulière, mais il contribue directement et diversement à la relation France-Amérique latine.
Cette diversité des interactions et des collaborations, c’est ce qui vous motive le plus dans cette mission ?
Oui, d’autant que l’IHEAL, dans la situation géopolitique et la conjoncture actuelle de politique internationale, joue un rôle important. D’une part parce que c’est le principal institut de coopération en langue française, avec des publications, une maison d’édition, une revue très ancienne, avec des partenariats et des collaborations scientifiques qui ont une sédimentation très importante : beaucoup d’étudiants formés à l’IHEAL sont non seulement devenus des collègues chercheurs, disséminés dans toute l’Amérique latine, mais d’autres occupent des postes importants, voire très importants. Plusieurs ministres, et même des présidents de pays latino-américains, ont été formés à l’institut. D’autre part, parce que, particulièrement à l’heure actuelle, alors que la recherche est parfois attaquée, beaucoup de collègues viennent chercher ici un espace de refuge intellectuel. Ils apprécient en outre cette ouverture au-delà des seules latin american studies (ndlr : recherches en sciences sociales focalisées sur la seule Amérique latine).
Autre ressource très importante dont nous disposons : les chaires de professeurs invités, nombreuses pour un institut de notre taille, et par comparaison avec d’autres institutions universitaires en France. C’est très agréable de partager un semestre ou une année avec des collègues de tous horizons qui viennent à l’IHEAL, passent de longs mois avec nous et avec qui nous nouons de très belles collaborations. C’est un autre aspect passionnant de notre mission.
Quelles sont vos plus grandes réussites à ce poste ? Quels temps forts vous ont particulièrement marqué ?
J’identifie deux moments qui ont fait grand plaisir à la communauté de l’IHEAL. Deux présidents en fonction, Gabriel Boric au Chili, et Gustavo Petro en Colombie, ont en effet choisi notre institut pour y tenir une conférence. L’une a eu lieu ici, dans les locaux de la Sorbonne Nouvelle, près de la place de la Nation, l’autre dans ceux de la Sorbonne historique, dans le quartier latin. Ces deux moments, d’une certaine façon, nous font penser que nous faisons bien notre travail, surtout au regard des processus de démocratisation et de modernisation qu’ont connu ces deux pays. Je peux également mentionner le 70ème anniversaire de l’IHEAL, que nous avons fêté tout au long de l’année dernière et dont la célébration va s’achever par une grande conférence, le 2 juin prochain, à laquelle nous accordons beaucoup d’importance. En marge de la Semaine de l’Amérique latine et des Caraïbes (SALC), nous recevrons en effet Dora María Téllez Argüello, historienne, militante et actrice majeure de la démocratie au Nicaragua, pour lui remettre les insignes du Doctorat Honoris Causa de la Sorbonne. Elle donnera également une conférence.
Vous parlez de la SALC ; dans quelle mesure l’IHEAL est-elle engagée dans cet événement ?
Nous avons créé, il y a trois ans, un cycle intitulé « Migrations musicales », avec une doctorante brésilienne qui est elle-même flutiste professionnelle, Julia Donley. Nous organiserons, le 27 mai, la 3ème édition de ces Migrations avec un concert-conférence associant une performance musicale de Matheus Donato, star mondiale d’un petit instrument très lié à la samba, le cavaquinho, qui réside en France, et une conférence autour de cette expérience migratoire. Le tout au Centre de colloques du Campus Condorcet, où nous sommes installés.
Quelle sont les autres actualités de l’IHEAL, ses projets pour les prochains mois et années ?
La prochaine année universitaire marque, pour nous, le début d’une nouvelle offre de formation, un nouveau master avec de nouveaux thèmes de recherche, et notamment l’intégration de l’environnement comme question centrale de nos formations. Nous offrirons ainsi un parcours spécifiquement lié aux transitions environnementales en Amérique latine. C’est ça qui va occuper l’essentiel de nos énergies pour cette année de mise en place. C’est une étape d’autant plus importante que nous avons chaque année 200 étudiants de Master et que la totalité d’entre eux, y compris le tiers qui en est originaire, va en Amérique latine. D’une certaine façon, nous sommes donc en train de « colorer » ces échanges à l’aune de cette nouvelle offre de formation, dont la mise en place va s’étaler sur quatre ans.
Autre défi : celui de défendre le plurilinguisme et le cosmopolitisme qui caractérisent l’IHEAL. Nous travaillons couramment en français et en espagnol, mais le portugais et l’anglais font évidemment partie de nos langues de travail. Et ce plurilinguisme nous oblige à ne pas considérer la langue exclusivement comme un moyen de communication, mais comme une matrice de la pensée. Nous souhaitons que l’IHEAL demeure un modèle de cosmopolitisme dans la vie universitaire, ce qui est d’autant plus important qu’il est très menacé par la puissance de l’anglais. La tentation est grande de travailler dans une lingua franca qui « tue » ce cosmopolitisme. C’est moins visible dans certaines disciplines telles que l’économie ou la géographie, où le travail est plus formalisé et où, en apparence en tout cas, la langue joue moins. Mais dans d’autres disciplines, comme la science politique, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie, où la langue est la matière principale du travail, nous mesurons aujourd’hui toute l’importance de cette petite résistance à la fois culturelle, scientifique et politique. J’y tiens beaucoup, en tant que directeur de l’IHEAL. J’ajoute que l’IHEAL enseigne aussi des langues amérindiennes, que nous sommes fiers de faire vivre en Europe. Il y a peu de centres universitaires qui ont un enseignement en guarani, par exemple. Une langue qui compte des millions de locuteurs !
Pour terminer, abordons des aspects plus personnels. Vous avez voyagé dans de nombreux pays latino-américains dans le cadre de vos fonctions ; quels sont les expériences ou les découvertes qui vont ont marqué ?
C’est difficile à dire, surtout dans la position qui est la mienne, car je ne veux froisser la sensibilité de personne. Mais j’ai eu de très belles occasions de voyager en Colombie ou au Brésil, pour ne citer que les découvertes les plus récentes, et c’est toujours un immense plaisir de voyager en Amérique latine, à travers des endroits magnifiques et un continent aux réalités géographiques, culturelles et politiques si variées. On y est toujours bien accueilli, et c’est plaisant de voir la forme privilégiée que prend la présence de la France en Amérique latine. Prochainement, j’irai d’ailleurs en Uruguay pour des raisons professionnelles, même si c’est pour moi un « retour au pays ». C’est agréable de voir un pays qui n’est pas la destination touristique la plus attractive pour les Européens, mais qui a ses valeurs et qui attire du monde pour d’autres raisons : la vie démocratique, la justice sociale, une culture très admirée… En outre, les échanges avec la France y ont récemment pris de l’ampleur. Les deux pays renouent avec les liens très forts qu’ils ont longtemps entretenus. Ce retour en force s’est traduit par l’ouverture récente d’un centre franco-uruguayen des hautes études et, il y a quelques années, par l’installation pionnière d’un Institut Pasteur à Montevideo. L’Uruguay est ainsi le premier pays d’Amérique latine à disposer d’un tel institut. Voilà : il y a beaucoup de choses qui se font, et qui font grand plaisir !